Il est diverses manières de voyager. Mais seuls les wagons-lits peuvent vous donner l’expérience d’un vécu partagé avec des personnes inconnues – jusqu’à l’intimité d’une nuit passée en commun. Nulle part ailleurs et en aucune autre circonstance, vous n’arriveriez à obliger une dame tenant à sa réputation à dormir avec un inconnu, voire plusieurs, sur des lits superposés. Les chemins de fer russes permettent à tout moment de vivre ce genre d’expérience. Ce qu’il y a de savoureux dans cette affaire c’est qu’on ignore jusqu’au dernier moment ce qui nous attend. Il n’est donc pas question de protester. Sur ce point, les chemins de fer russes, quelle que soit au demeurant leur misère, font preuve d’une grande astuce. Je ne suis heureusement pas une dame, mais je dois avouer que le trajet de Minsk à Varsovie, en compagnie de deux Biélorusses avec lesquels je partageais un compartiment, m’a donné du fil à retordre. J’aurais dû être prévenu de ce genre d’aventures grâce au voyage aller jusqu’à Minsk. J’avais, cette fois–là, fait le voyage avec un couple russe, comme on peut en rencontrer aujourd’hui. Lui était un mathématicien bardé de titres universitaires et elle un ingénieur en mécanique. Sous le régime démocratique nouvelle manière, ils avaient abandonné leur travail ridiculement payé pour se faire vendeurs. Ils vendaient maintenant des vêtements et des étoffes en tout genre, dont personne ne voudrait chez nous, pas même dans ses placards, de peur que les mites ne viennent se fourrer dans ces rebuts. Mais en Russie ça se vend comme des petits pains. Ainsi, un ex-mathématicien et une ingénieure en mécanique font chaque mois le trajet de Minsk à Varsovie. Là, au marché Europe (c’est un ancien stade transformé en bazar et c’est en même temps le plus grand monument consacré à ce genre de commerce en Europe), ils achètent des sacs pleins de fripes avec lesquelles ils se hissent dans le train et bourrent tous les recoins du compartiment (je n’ai pu sauvegarder que ma couchette pour dormir), tout en restant tenaillés par la crainte que les pots de vin à verser et leurs diverses combines ne leur permettent pas, à eux et à leur famille, de vivre un mois de plus.
Quant au fait que la Russie, comme la Biélorussie soi-disant indépendante qui relève de sa sphère, ne perdra jamais son caractère de pays aux frontières infranchissables, vous en serez convaincu si vous passer la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. On y détache les wagons et on les conduit un par un dans de grands ateliers. On les soulève à une hauteur de deux mètres, et vous avec, et on remplace les essieux européens par des russes à écartement plus large. Pour que vous ayez de quoi réfléchir, lors de cette opération, des douaniers arrogants vous prennent votre passeport et s’en vont avec. L’opération de substitution des roues, comme celle qui remplace votre sentiment d’être un citoyen conscient de ses droits par celui d’être un étranger toujours suspect et privé des droits fondamentaux, dure une heure et même plus. Au cours de cette opération, d’étranges figures que vous aurez l’occasion de revoir dans toute la zone d’influence russe font peu à peu leur apparition. Ce sont des femmes avec de grands cabas à provisions d’où elles tirent des bouteilles de vodka, des cigarettes mais aussi des sacs contenant des pommes qu’elles proposent à la vente. Une marchandise qui passe pour banale dans la zone à écartement normal des rails est ici, à la frontière de l’immense Russie, source d’existence pour des milliers de gens. Dans des circonstances ordinaires, ces femmes pourraient faire quelque chose de plus utile. Par exemple enseigner les mathématiques ou exercer la profession d’ingénieures en mécanique.
Sur le chemin du retour dans le train de nuit de Minsk à Varsovie, le destin m’a attribué à nouveau un échantillon intéressant de compagnons de voyage. Sur le quai déjà j’avais aperçu un homme d’un certain âge. Il était accompagné par sa fille, son mari et leur fille. Ils formaient un groupe singulier dont la petite fille babillarde était le membre le plus remuant tandis que notre voyageur était le moins doté de vie. Il avait l’air sympathique mais il émanait de lui une lassitude socialiste. Les adieux relevaient également d’un rituel qui n’a plus cours chez nous depuis longtemps. Dans les pays à écartement normal des rails, les voyages se sont banalisés. On peut se déplacer où l’on veut et quand on veut. Avec tous ces voyages, on n’a plus le temps de se faire des adieux. Le petit groupe sur le quai à la gare de Minsk observait toutefois un rituel de silence embarrassé et mon compagnon de voyage est monté dans le train avec un soulagement manifeste à l’idée de ne plus avoir à réfléchir à ce qu’il pourrait bien dire d’intelligent à ses proches au dernier moment. Il faut dire qu’il n’avait pas une tête à avoir une idée intelligente en un pareil moment.
Le second voyageur était le jeune collègue du premier. Il est arrivé en sueur au dernier moment et, tout content d’avoir pu boucler ce qu’il avait à faire, il est aussitôt entré en conversation avec moi. Il était emballé par ce qui l’attendait. Il allait à l’Ouest! En fait, ils allaient tous les deux représenter leur entreprise quelque part en Bohême. Quelqu’un de chez nous peut difficilement partager l’enthousiasme suscité par une expédition que nous pouvons nous offrir quant à nous autant que nous le voulons. J’ai essayé malgré tout d’encourager au moins un peu le plus jeune des voyageurs et de justifier ses motifs de satisfaction en lui donnant des informations sur l’Occident « tchèque ». Dès que le train s’est ébranlé, les deux Biélorusses se sont immédiatement adonnés à un autre rituel de voyage. Dans ces trains, soit il n’y a pas de wagon restaurant, soit il y en a un mais on n’y trouve rien, ou encore ce qu’on y trouve est de mauvaise qualité et trop cher. Aussi n’y a-t-il pas dans ces régions de voyageur expérimenté qui ne se munisse de provisions de chez lui. Mais ce que ces deux-là ont sorti était à vous couper le souffle. Le jeune a évidemment commencé par une bouteille de vodka et un poulet rôti. Mais le plus vieux lui a damé le pion avec un bocal de cornichons aigres et le plus grand sandwich que j’aie jamais vu. C’était peut-être une invention familiale – qui sait; en tout cas il se composait de plus de dix tranches de pain garnies de tout ce qu’on peut imaginer mais surtout de saucisson. Il avait presque cinquante centimètres de hauteur. Pour des gens qui voyagent peu ou qui ne peuvent pas du tout voyager, la nourriture est un substitut de la vie. En faisant bombance ils apaisent leur faim de voyages véritables, ils voyagent sur place. Et lorsque le destin leur offre un authentique déplacement, ils emportent cette habitude en voyage. Ils m’ont offert de partager leurs provisions. Et moi je leur ai rendu la pareille en leur proposant de la bière de chez nous et du chocolat dont j’avais l’intention de me nourrir tout au long du voyage de retour. Ainsi nous avons mangé, bu et discuté pratiquement deux jours… Un festin de camaraderie universelle imposait sa loi dans notre compartiment. Avec le plus jeune, j’avais la partie facile car il ne cessait de poser des questions sur ce qui l’attendait en Bohême, tout l’intéressait. Et toutes les évidences que comporte la vie dans les pays à moindre écartement de rails l’amenaient à ressentir un étonnement et un enthousiasme authentiques. Avec le plus âgé, c’était plus difficile. Il sentait qu’en qualité de doyen il devait émaner de lui une certaine expérience de la vie mais il n’en avait apparemment aucune dans le domaine du voyage en « Occident ». Aussi essayait-il de poser des questions à l’aide d’observations tirées de vieux films russes. C’étaient des allusions vagues à des réflexions profondes, du genre « Qui est le plus grand philosophe au monde ? », pour lesquelles il avait une réponse préparée à l’avance (Gandhi bien sûr!) mais il n’avait pas la moindre notion de philosophie. En outre ce monsieur était plus qu’agacé par l’admiration ouverte et naïve que son jeune collègue exprimait pour tout ce dont ils étaient dépourvus dans les pays à large écartement de rails. Il estimait qu’une si grande soumission manquait de dignité, qu’elle n’était pas conforme aux intérêts de l’État et que j’aurais dû retirer de cette rencontre une meilleure impression de la Biélorussie. Bref, j’aurais dû apprendre que je quittais un pays qui n’était pas n’importe lequel. Nous avons bu, grignoté, le jeune homme posait infatigablement des questions, le plus vieux fronçait les sourcils en silence, regardait avec inquiétude par la fenêtre et guettait son heure. Et celle-ci est venue.
Presque à la fin de notre voyage, avant Varsovie, au dernier moment, les yeux du plus âgé de mes compagnons de voyage se sont mis à briller. A dire vrai, j’avait formulé des vœux pour qu’une idée lui vienne. Il appartenait à la dernière génération, celle qui a subi de bout en bout l’expérience communiste et qui ne peut prétendre aujourd’hui ne serait-ce qu’au respect des jeunes, car ces derniers ont à présent des soucis tout différents. Souffrir est mauvais, mais souffrir pour rien vous anéantit. L’effort fait pour sauvegarder un soupçon de dignité humaine dans des conditions tout à fait indignes est compréhensible. Nous ne sommes sur ce point ni meilleurs ni pires que les Biélorusses. La vodka, qui plus est, avait déjà accompli son œuvre et nous ressentions tous jusqu’aux larmes des sentiments de camaraderie et de fraternité indestructibles: c’était là l’instant opportun pour poser la question entre toutes.
« Et au fait, est-ce que vous savez, Gustáv Augustínovič, où se trouve le cœur de l’Europe ? »
Déçu, j’ai hoché la tête. Encore loupé! Ou plutôt il était tombé pour sa malchance sur le seul cardiologue expert en matière de multi location du cœur de l’Europe. Du temps de l’existence de la Tchécoslovaquie, on nous serinait que le cœur de l’Europe n’était autre que Prague. Néanmoins, devant l’aéroport international de Budapest une pancarte accueille les visiteurs de l’étranger en leur annonçant qu’ils entrent dans un pays qui est, c’est incontestable, le cœur de l’Europe. La Slovénie également, au bord de l’Adriatique, se voit décerner ce titre de fierté exprimé dans les prospectus de la compagnie d’aviation Adria. De son côté Air France vous invite à voyager dans le monde entier à partir du cœur de l’Europe qui est- on peut le comprendre- la France. Mêmes affirmations en ce qui concerne le Luxembourg voisin et la Hollande. J’ai entendu également un commentateur politique de la BBC assurer qu’il ne fallait pas prendre à la légère les troubles politiques de l’Italie, pays qui est tout de même sis au cœur de l’Europe. Quant au Times de Londres, il a sous-titré un article sur la Bosnie: « Le cœur de l’Europe aux mains des Américains ». A Varsovie même, à la vitrine du Mégastore, j’ai trouvé un livre de Davies « Le cœur de l’Europe- Brève histoire de la Pologne ». Il n’est pas étonnant que le cœur de l’Europe qui doit se trouver simultanément dans tellement d’endroits soit menacé d’infarctus à tout instant…
En dehors des villes et des pays qui sont nombreux à prétendre au titre de cœur de l’Europe, des mesures précises déterminent aussi le centre de ce continent. Ou plutôt les centres, car de fait il y en a trois. En Ukraine, à côté de la ville de Rahov, une colonne indique le lieu exact du centre de l’Europe. Il y en a une semblable en Lituanie. Et puis en Slovaquie, nous en avons une aussi, au sommet de je ne sais quelle montagne près de la commune de Krahula qui se trouve, cela va de soi, en Slovaquie centrale. Dans le petit village hongrois de Tallya, on ignore sans doute absolument l’existence de ces centres officiels du vieux continent, car chaque visiteur des bistrots à bière du coin reçoit un diplôme consacrant sa visite au centre géodésique de l’Europe.
J’ai essayé de fournir au doyen des deux voyageurs biélorusses le plus âgé une explication sur la difficulté qu’il y avait à localiser le cœur de l’Europe, mais il l’a résolument contestée. Il était tout bonnement agacé par la complexité poussée à l’extrême de mes spéculations d’Occidental.
« Vous ne savez rien Gustáv, Augustínovič! Vous ne comprenez rien. »
Je soupçonnais depuis deux jours que cela finirait ainsi, mais j’étais curieux de connaître la chute.
« Le cœur de l’Europe se trouve, » pause significative, « dans notre Biélorussie lourdement éprouvée. Le centre de l’Europe, c’est nous! »
Mais ce n’était pas tout. Avant notre arrivée à Varsovie, je n’ignorais plus rien du rôle important que le peuple de ce pays si sous-estimé allait jouer dans l’avenir de l’Europe et du monde. Selon mon compagnon de voyage, l’Europe était de fait le centre du monde: par conséquent, puisque la Biélorussie était le centre de l’Europe, elle était automatiquement le centre du centre du monde.
J’étais déjà en train de descendre du wagon avec mes valises lorsqu’il a conclu à mon oreille par un chuchotement intime (et un peu chuintant sous l’effet de la vodka):
« C’est nous qui sauverons le monde. Souvenez-vous en ! »
Je m’en suis souvenu car je sais qu’il était sincère. Grâce à la vodka et à ces deux jours de voyage amical, ses défenses s’étaient relâchées et il avait exprimé ce qu’il pensait réellement au plus profond de son âme. Et il n’était peut-être pas le seul. Moi aussi, j’avoue que j’aurais souhaité à la Biélorussie de sauver le monde. De fait le monde a besoin à chaque instant d’être sauvé par quelqu’un et il est au fond indifférent de savoir qui se charge de ce travail ingrat. Si donc un jour vous avez le cœur lourd, ne désespérez pas. Droit au cœur de l’Europe, il y a des gens qui sont de loin plus mal en point que nous et dont néanmoins le souci principal est de nous sauver tous…
Traduit par Sabine Bollack
From a book (see in E-book form here) by Gustáv Murín: Le monde est petit – collection of travel stories in bilingual Slovak–French edition, Langues&Mondes–L´Asiathèque Publ., Paris, 2005.