Vous pouvez être victime d’un vol dans n’importe quel pays mais, parmi les pays développés d’Europe, c’est l’Italie qui a la pire réputation dans ce domaine. Probablement aussi grâce à ces dizaines de films sur la mafia. Mais la prudence n’est finalement jamais de trop. C’est pour cela que lorsque nous sommes partis en voyage organisé avec ma chère femme Janina j’ai proposé un petit stratagème : Janina n’avait qu’à laisser ses précieuses bagues et chaînes en or à la maison. Je l’ai prévenue d’avance que je n’étais pas prêt à tenir le rôle du mari d’une touriste dépouillée et à m’engager dans un combat perdu d’avance avec toute la mafia italienne. Ma femme a obéi. Mais le destin a voulu que ce soit moi qui devienne l’acteur de la grande aventure de notre voyage.
Nous avons, comme tant d’autres, consommé en courant le menu riche en couleurs des monuments historiques de l’itinéraire Florence – Rome. Néanmoins nous avons gardé suffisamment d’appétit pour Rome où notre guide, une Slovaque mariée à un vrai Romain, nous a cordialement accueillis. Elle nous a gentiment conseillé de n’acheter les cartes postales que devant une certaine église de Rome où elles sont certainement les moins chères. D’ailleurs, au premier passage de frontières, nos chauffeurs de car nous avaient déjà fait exactement les mêmes recommandations. Ainsi les fameuses cartes postales et l’église étaient attendues par tous dans le même état d’esprit que celui dans lequel se trouvaient nos grands-pères en attendant leur nuit de noces, ou du moins pour être plus précis, par tous sauf par moi. Déjà à la première mention des cartes postales, j’avais prévenu ma femme que nous n’allions certainement pas marcher dans cette combine. Certes, c’était gentil que tous les représentants officiels de notre agence de voyage essaient de nous recommander les cartes postales les moins chères de Rome (et, paraît-il, avec double assortiment), mais tout voyageur expérimenté sait aussi que ce genre de cartes postales est inutilisable. A part cela, j’avais rappelé à ma chère épouse une réalité bien connue, à savoir que j’étais immunisé contre la fièvre acheteuse du commun des mortels. J’estimais l’affaire terminée. J’avais complètement oublié les cartes postales. Nous avions rencontré suffisamment d’autres stimulants intellectuels pendant notre visite de Rome qui avait duré toute la journée.
Et c’est justement le trop plein d’impressions et la fatigue d’avoir autant marché qui peuvent excuser ma baisse de vigilance. En sortant de l’énième église de toute une suite d’églises, la guide a brusquement interrompu ses explications instructives et a enfin prononcé la formule magique : les cartes postales les moins chères, c’est là-bas ! Je n’étais pas du tout prêt. Non seulement j’ai été dépassé par le fait que notre petite troupe accablée de lassitude et d’ennui se transforme en une meute d’assaillants du kiosque désigné, mais le plus gros choc pour moi a été de me voir moi-même à la tête de cette meute ! La vague des assoiffés de cartes postales totalement inutilisables m’a porté avec une telle force que je n’ai pas pu résister. Et puis comment résister en face d’un petit vieux vendeur de cartes postales qui sursaute de joie derrière son petit comptoir en voyant cette foule de touristes qui brûlent d’envie d’acheter quelque chose ?
J’étais le premier ! Il m’a vite mis dans les mains deux séries de cartes postales (n’oubliez pas de vérifier, elles sont marquées par les chiffres romains I et II), je lui ai donné l’argent et déjà les autres affluaient derrière. Je venais juste de constater que j’avais dans les mains deux séries numéro I, alors j’y suis retourné, j’ai réussi à attirer l’attention du petit vieillard et il m’a vite échangé une série. A ce moment-là, la majeure partie de la troupe de nos compatriotes complètement fanatisés est survenue et nous a séparés. Rejeté de côté par une meute d’acheteurs déchaînés, j’ai pu regarder autour de moi. L’effet de l’hystérie sur les masses est fascinant. Un petit peu plus loin, les autres vendeurs piétinaient derrière leurs petits comptoirs et criaient qu’eux aussi avaient les mêmes cartes postales pour le même prix. Personne ne les a écoutés tant que le vieux vendeur n’a pas épuisé tout son stock. Une fois l’excitation tombée, les touristes se sont momentanément calmés et ont vécu un bref instant de satiété, mais déjà la guide nous amenait vers d’autres églises et d’autres monuments.
J’étais assez surpris par tout cela (et surtout par moi-même). Dans la basilique Sta. Maria Maggiore, en regardant les fresques du plafond, je me suis consolé grâce à une idée pas très originale mais rassurante : l’expérience avec les cartes postales était assez honteuse mais au moins pas très chère. A ce moment précis, je me suis senti noyé de sueur. Je venais juste de faire du change ce jour-là et je n’avais donc aucun petit billet sur moi ! Ce que j’avais en hâte donné au vendeur de cartes postales représentait tout notre argent pour les prochains jours ! Acheter deux séries de cartes postales qu’on ne veut pas est une chose, mais les acheter pour cent fois leur prix…
Quand j’ai dit la chose à Janina, ma chère femme, elle a failli s’évanouir. Déjà à la maison elle savait que j’étais un acheteur suicidaire mais que mon talent s’exerçât sans problème au–delà des frontières, ça, même dans ses pires cauchemars, elle ne pouvait l’imaginer. Alors, pendant que la partie féminine de notre groupe la consolait sur le thème : « avec les hommes vous allez connaître des moments bien pires, ma petite dame », je suis allé voir notre guide. Quand on est suicidaire, on l’est à 100 %. Je lui ai demandé de retourner là-bas.
Tout le groupe a spontanément donné son accord pour qu’on retourne vers cette église, cette fois-ci vraiment mémorable, dans l’espoir d’une nouvelle aventure non incluse dans le prix du voyage. Quand je suis descendu du car qui heureusement ne pouvait pas accéder jusqu’à la petite place devant l’église, les regards schizophrènes des autres membres de l’expédition m’ont accompagné. Ils me plaignaient d’un œil et attendaient de l’autre que je revienne en faisant une geule que la nature n’avait pas particulièrement favorisé.
Avec la guide nous avons monté l’escalier vers l’église comme deux personnes en deuil déplorant la mort d’un proche. Nous avons vu le petit kiosque de loin mais le petit vieillard n’y était pas. Il semblait avoir disparu avec son « butin ». Qui aurait pu lui en vouloir ? Nous nous sommes approchés du kiosque en vaincus et avons jeté un dernier regard autour de nous. Soudain le petit vieillard est apparu. Il lisait le journal derrière son comptoir et, comme il était petit et courbé, on ne le voyait pas du tout. « Que désirez-vous ? » a-t-il demandé.
Je n’ai aucune idée de ce que la guide lui a raconté mais elle débitait son discours comme une mitrailleuse. Voir les Italiens gesticuler, c’est comme participer à un festival d’acrobatie manuelle et notre guide y a mis pour sa part du vrai tempérament slovaque ainsi que l’expression de la Vierge Marie des Sept Douleurs, patronne de la Slovaquie. Le petit vieillard l’écoutait avec attention en même temps qu’il me sondait des yeux. Il l’a laissée parler jusqu’à épuisement total de son souffle. Puis, prenant un air méditatif, il a acquiescé doucement, m’a tapoté l’épaule avec compréhension et m’a glissé dans la main tout l’argent qu’il me devait. Il nous a fait un au revoir de la main et est retourné tranquillement à ses journaux.
Si vous êtes curieux de savoir qui vole en Italie, je peux vous assurer par ma propre expérience que ce n’est certainement pas un petit vieux vendeur des cartes postales les moins chères de Rome…
Traduit par Diana Lemay
From a book (see in E-book form here) by Gustáv Murín: Le monde est petit – collection of travel stories in bilingual Slovak–French edition, Langues&Mondes–L´Asiathèque Publ., Paris, 2005.