Tôt ou tard, tout voyageur en arrive là : les anges existent. C’est–à–dire au moins ces anges qui protègent les gens sur les routes. Habituellement ils n’ont pas de nom, mais l’un d’eux s’appelle de manière certaine Milan.
J’ai un collègue avec qui j’effectue pratiquement tous mes déplacements. Une fois, revenant d’un congrès à Prague, chose inhabituelle, nous n’étions pas assis l’un à côté de l’autre dans le car. Grâce à cela, lors de l’arrêt à mi–parcours, j’ai trouvé mon collègue en discussion avec un type étonnant, originaire de Slovaquie. Il avait de longs cheveux grisonnants et le visage plein de rides. Cela ne m’a pas surpris lorsqu’il a dit qu’il avait servi comme colonel dans l’armée rhodésienne. Chacune de ses phrases nous confortait dans l’idée qu’un globe-trotter était assis en face de nous. C’était le début des années 90, peu après la Révolution de velours et, quand notre nouveau compagnon Milan s’est mis à nous raconter ses péripéties de voyage à travers le Sri Lanka, l’Inde ou le Népal, nous avons eu l’impression d’entendre parler un Martien. C’est pourquoi sa proposition de nous conseiller, si nous nous rendions également là-bas, nous a paru être une plaisanterie. Aussi n’ai–je accordé aucune importance au fait qu’il a donné sa carte de visite à mon collègue. Ce dernier était si désordonné qu’il était tout à fait capable de la perdre. Et en effet il la perdit.
Quelques années plus tard un de nos articles scientifiques a eu un tel retentissement que nous avons reçu une invitation à faire une conférence en Inde. Ainsi, grâce à cette opportunité, nous pouvions réaliser ce voyage. Les conseils du globe-trotter Milan étaient la seule chose qui nous manquait. Et c’est alors que s’est produit le premier miracle. Comme s’il avait reçu notre appel, peu de temps après, il a appelé de lui-même à ce sujet. Après quelques années passées sur les routes d’Asie, il était de retour à Bratislava et était prêt à nous rencontrer. Que pouvions–nous souhaiter de mieux !
Milan n’avait pas beaucoup changé. Seuls ses cheveux étaient plus gris et son visage plus ridé. Mais ses récits étaient tout aussi incroyables qu’avant. L’essentiel cependant était qu’il promettait amicalement de nous prodiguer de bons conseils sur le voyage tous les vendredis après-midi qui nous séparaient encore du départ. Grâce à cela, conformément à sa promesse, nous avons été parfaitement préparés et le dernier vendredi avant le départ il ne restait pas grand chose à évoquer. Comme je suis arrivé un peu en retard, mon collègue était déjà parti. Milan et moi étions donc assis seuls et nous prenions le thé. Il ne buvait jamais d’alcool et il ne me serait jamais venu à l’esprit auparavant de boire un thé au bar. Je m’apprêtais donc à partir assez rapidement.
« Quand vous envolez-vous pour Delhi ? » a demandé tout à coup Milan d’un air détaché.
« Mercredi prochain. »
« Et quand atterrissez-vous ? »
« Au moment du repas, un peu avant midi. »
Il n’a plus rien demandé et je me suis levé. Sur le pas de la porte il m’a arrêté comme si soudainement il se souvenait de quelque chose, comme ça, en passant.
« Hé bien au revoir et à mercredi prochain à l’hôtel Impérial. A treize heures, c’est entendu ? » J’ai fait un signe rapide de la tête et je suis sorti. Cela semblait trop beau pour être vrai. Mais le mercredi suivant nous nous sommes fait conduire directement de l’aéroport à l’hôtel Impérial. Et Milan était là. A partir de ce moment–là, il s’est occupé de nous comme une mère et nous a accompagné à travers ces contrées inconnues avec une générosité et une patience que nous n’avons rencontrées chez aucune autre personne. Et savez-vous pourquoi je suis sûr que Milan était un ange ? Simplement parce que nous n’avons pas réussi à le payer pour une telle aide et parce qu’à la fin nous n’avons pas réussi davantage à le remercier. Modestement, il avait disparu. Seuls les anges apparaissent quand on a besoin d’eux et disparaissent silencieusement une fois leur mission remplie. A propos, vous aussi vous pouvez devenir un ange. Il suffit d’avoir les yeux ouverts et de saisir chaque occasion d’aider les gens qui sont sur les routes. Seulement comme ça, par bonté d’âme. Mais n’oubliez pas de vous retirer aussitôt que l’on veut vous récompenser ou au moins vous remercier. C’est la condition.
Traduit par Alain Moulia
From a book (see in E-book form here) by Gustáv Murín: Le monde est petit – collection of travel stories in bilingual Slovak–French edition,, vyd. Langues&Mondes–L´Asiathèque, Paríž, 2005