COMMENT MEURENT LES PIETONS – Histoire malaise

On dit que le centre commercial est la deuxième maison d’un vrai Américain. En Malaisie ils aimeraient beaucoup ressembler aux Américains ; d’ailleurs la monnaie locale s’appelait à l’origine le dollar malais et encore maintenant son symbole ressemble à celui de la monnaie américaine. Pendant notre conférence nous avons eu l’occasion de voir ce qu’était la deuxième maison du vrai Malais prospère à une époque où ce pays ambitionnait de devenir un des plus modernes du monde. Dans un énorme centre commercial, qui comprenait aussi un fleuve artificiel avec des navires panoramiques, seuls quatre membres de notre grande expédition de scientifiques ont réussi à rester ensemble : un professeur finlandais, un jeune Allemand et deux Slovaques. Tout d’abord nous sommes entrés hardiment dans un immense rayon d’alimentation. Il y avait là vraiment tout ce que l’éventail standard de la consommation offre partout dans le monde. Mais nous avons eu beaucoup de mal à trouver quelque chose que nous pourrions qualifier de typiquement malais. Dans le rayon voisin, avec les cosmétiques de luxe, on nous offrait à nouveau le même choix de marques mondiales qu’à Londres, Paris, New York, mais aussi Sofia, Prague et Varsovie. Cela jusque dans les rayons, disposés de façon identique. Dans les autres rayons ce n’était pas mieux.

Supermarket, ilustr. Vanek
Supermarket, ilustr. Vanek

Au bout d’un moment nous en avons eu plus qu’assez de cette offre mondialisée présentée dans le style malaisien et nous avons décidé de partir. Mais ce n’était pas si simple. Nous sommes tous convenus qu’il nous fallait un taxi pour retourner au campus universitaire. Nous étions aussi tous d’accord sur le fait que les taxis partout dans le monde stationnent devant l’entrée principale. Mais nous n’avons pas réussi à trouver cette entrée.

Nous avons parcouru les quatre étages du centre commercial. Nous avons découvert toutes les sortes possibles – et inimaginables – de magasins et d’attractions, mais nulle part d’entrée principale. Plusieurs fois, nous sommes revenus au même point et de nouveau nous nous sommes élancés résolument dans une autre direction. Finalement nous avons trouvé trois sorties possibles à ce bâtiment mégalo : une sortie sur un chantier, une sortie vers un immense parc d’attractions pour enfants et une entrée dans un garage à cinq sous-sols. Mais il n’y avait de taxi en aucun de ces trois endroits. Nous étions quatre étrangers hautement motivés, avec des diplômes universitaires, ayant déjà pas mal voyagé et ayant vu dans leur vie plus d’un centre commercial et plus d’un taxi…et pourtant nous étions à bout. Après une errance sans fin, après nous être adressés en vain aux clients autochtones étonnés qui se hâtaient vers leurs voitures et nous être querellés d’une façon tout à fait inamicale sur la direction à prendre, nous nous sommes finalement élancés avec résignation, dans l’obscurité, à travers le chantier attenant. Nous sommes parvenus rapidement sur une bretelle d’autoroute où nous avons enfin pu arrêter un taxi et, malgré une ambiance peu enthousiaste, nous sommes arrivés sans encombre à l’hôtel. A la façon dont nous nous sommes  séparés, sans dire un mot, pour rejoindre nos chambres,  il était clair que cette rencontre avec la civilisation fastueuse du troisième millénaire laissait en nous des impressions contradictoires.

Quelques semaines plus tard, de retour chez moi, quand j’ai parlé à mes amis de cette expérience curieuse, j’ai eu soudain une révélation. Ce centre commercial avait bel et bien une entrée principale ! Nous étions passés à côté plusieurs fois sans nous en rendre compte. C’était le parking – à vrai dire un super parking ! Autrefois les magasins se situaient là où il y avait des gens, le plus près possible d’eux, de leurs habitations et des endroits facilement accessibles à pied. Aujourd’hui on voit de  gigantesques hangars remplis de marchandises en plein milieu d’un désert. Tout comme des autoroutes qui traversent des régions isolées à l’écart des zones habitées. Venir sans voiture dans un centre commercial de ce genre, c’est comme circuler à pied sur l’autoroute. Centres commerciaux, autoroutes (et il faut y ajouter les aéroports modernes) vivent désormais leur propre vie, dans l’isolement. Ils sont construits pour l’homme motorisé. Qui ne fait qu’un avec son automobile. L’automobile lui sert de sac à provisions parce que la surproduction du commerce mondial ne rentrerait tout simplement pas dans un sac normal. En réalité, tout était donc parfaitement dans l’ordre ce soir-là en Malaisie. Nous, les étrangers-piétons venus d’Europe, étions les seuls à ne pas avoir compris qu’un énorme parking à plusieurs étages est désormais et restera  pour toujours l’entrée principale de ce type de magasin du futur. Susceptible de servir aussi de mausolée ou de tombe au dernier piéton inconnu.

Traduit par Catherine Hubert

From a book (see in E-book form here) by Gustáv Murín: Le monde est petit – collection of travel stories in bilingual Slovak–French edition, Langues&Mondes–L´Asiathèque Publ., Paris, 2005.

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