HISTOIRE TRISTE D’UN ALPINISTE – Histoire slovaque

Les petits pays n’ont que de petites chaînes de haute montagne. Les Hautes Tatras sont comme un Himalaya de poche. Bien qu’elles soient de petite dimension, on peut encore grimper dans des lieux où on ne risque pas de se faire piétiner par une foule de touristes. Et c’est bien pourquoi notre héros, un petit alpiniste tenace, s’en alla faire une randonnée solitaire sur les plus hautes crêtes. Il faisait partie de ceux qui détestent profondément ces masses de touristes qui saccagent l’environnement et ne respectent pas les principes élémentaires de la cohabitation avec la montagne. Il choisit donc un chemin désert pour pouvoir se trouver seul face à la majesté de mère Nature. Mais, comme souvent en montagne, après quelques heures le temps changea soudain et notre alpiniste comprit que la solitude n’a pas forcément que des agréments. Il se trouva pris dans la tempête sur une pente non protégée. Il luttait contre le vent, la pluie et le froid. Il était perdu et luttait pour survivre. Face aux bourrasques glacées il continuait de lutter à chaque pas, non pour arriver quelque part mais simplement pour bouger et ne pas mourir gelé. Il avançait très lentement si bien que la nuit le rattrapa. Elle lui rendit en même temps l’espoir. Grâce à l’obscurité, il vit au loin la petite lumière d’un refuge isolé. Il marcha encore pendant des heures et la petite lumière le guida infailliblement, jusqu’à ce qu’enfin, complètement épuisé, il s’écroule à l’entrée du refuge chauffé. Le vacarme assourdissant d’un groupe de touristes allemands l’accueillit. Ils étaient montés au refuge dans la matinée par le téléphérique et ils s’étaient rendus directement au bar. Là, ils avaient appris qu’il était impossible de redescendre à l’hôtel à cause de la tempête. Ils avaient accepté cette nouvelle avec enthousiasme et l’avaient célébré dans la foulée en commandant une nouvelle tournée de la fameuse borovička, le gin slovaque. Le soir promettait un agréable épisode au bar.

Príbeh horolezca, ilustr. Vanek
Príbeh horolezca, ilustr. Vanek

De tout cela, notre héros ne savait rien. Avec l’aide du personnel du lieu, il put boire silencieusement dans un coin un thé brûlant et réussit à se traîner non sans peine jusqu’à la grande chambre commune où il s’effondra tout habillé sur le lit le plus proche. Épuisé, il s’endormit instantanément. Il ne rêva pas longtemps : quelque chose l’arracha subitement à sa quasi inconscience. Il ouvrit les yeux et vit près de lui dans l’obscurité un tableau horrible, une chose immense, brillante et indéfinissable qui s’abattit brutalement sur lui. Elle ressemblait à une lune ou plutôt à deux demi–lunes accolées, si horriblement proches que notre héros en fut pétrifié, comme si le ciel entier s’effondrait sur lui. Avant qu’il puisse pousser un cri de terreur, cet objet dégringola sur notre petit alpiniste sec et musclé. Il eut instantanément le souffle coupé sous le poids de deux gros et robustes corps bien en chair. Le destin voulait que notre héros ne reprît plus sa respiration. Chaque fois qu’il essayait de reprendre son souffle, le poids des deux corps le clouait à nouveau sur le lit, effroyablement, implacablement. Ils étaient tellement immenses que seuls les pieds et les mains de notre héros en dépassaient, minuscules. On aurait dit une souris écrasée sous une chaussure de randonnée à solides crampons. Notre héros n’arriva même pas à pousser un petit cri de souris. Les deux corps l’étouffaient en mesure et non seulement ils ne lui laissaient pas reprendre sa respiration, mais encore ils chassaient le peu d’air qui lui restait dans les poumons. Alors il comprit enfin.

Sur son pauvre corps amaigri et naturellement petit, deux gros tas de graisse faisaient du trampoline, deux monceaux de gelée humaine bien nourris, agités par la sauvagerie soudaine et frénétique de la passion destructrice, sous l’effet d’une quantité démesurée d’alcool. Leur étreinte passionnée était plus terrifiante qu’une avalanche qui, elle, ne tombe qu’une fois.  Là, deux corps gélatineux s’unissaient en un pilon lubrique de deux cents kilos qui, sans pitié, martelait rythmiquement notre malheureux héros jusqu’à en extirper le moindre soupçon de vie. En vain il essayait de crier. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, un nouveau coup de pilon lui faisait ravaler ses mots. Il ne pouvait même pas bouger sous cette masse qui, s’il ne mourait pas d’épuisement très vite, l’achèverait certainement tôt ou tard. Alors, en ce moment cruel ménagé par le destin, notre héros s’aperçut avec horreur qu’il n’était pas si terrible de mourir de froid et d’épuisement en quelque lieu désert, dans une crevasse, ou encore d’expirer étouffé sous une avalanche. A notre époque de tourisme planétaire une nouvelle mort vous guette, pire encore. Plus horrible car elle est d’une banalité risible et ridicule, à l’opposé de tout romantisme ou de tout héroïsme. La mort dans une grandiose solitude au milieu des neiges n’a rien d’affreux à côté de la mort dans la chaleur d’un refuge, la mort sous un couple de touristes allemands bourrés et obèses qui ont décidé par inadvertance de s’adonner au plus grand plaisir de la vie, précisément sur votre corps épuisé…

Traduit par Matthieu Guinard

From a book (see in E-book form here) by Gustáv Murín: Le monde est petit – collection of travel stories in bilingual Slovak–French edition, Langues&Mondes–L´Asiathèque Publ., Paris, 2005.

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