Un de mes anciens amis vit à San Francisco et s’appelle Larry. Bien qu’il s’agisse de toute évidence d’un prénom américain (sa mère le lui a donné d’après le héros d’un roman populaire des années cinquante qu’elle avait lu pendant sa grossesse mais sans prêter attention à un petit détail gênant : ce héros de roman était malheureusement un espion américain), mon ami est originaire de Slovaquie. Il a émigré à l’époque du communisme profond pour de nombreuses raisons, mais en particulier parce qu’un communiste zélé avait lu, lui aussi, ce livre sur un espion américain. De telle sorte que Larry, auteur d’une satire violente, avait eu l’interdiction de publier, apparemment pas à cause de la satire, mais parce qu’il portait le prénom d’un espion. « Trop drôle », comme nous disions sous le communisme. Mais au moment de notre rencontre les communistes n’étaient plus au pouvoir et nous avons pu enfin, après des années, nous retrouver. Cela a été cordial, chaleureux, émouvant. Après un long dîner et une longue discussion sur nos destinées d’alors est arrivé le moment d’aller dormir. Larry avait réservé dans un hôtel Hilton (ce nom a en Slovaquie une résonance particulière et a fait l’impression attendue) une chambre pour deux (mon ami ne s’est tout de même pas enrichi pendant son émigration américaine au point de ne pas penser aussi à l’aspect économique des choses). Nous nous sommes donc couchés et, avant que nous ne nous souhaitions une bonne nuit, Larry s’est brusquement souvenu:
« Au fait, tu as emporté du coton pour les oreilles ? »
J’avais toujours les bouchons d’oreilles dont je ne m’étais jamais séparé depuis ma première leçon de vol dans l’Iowa et que j’utilisais pendant mes fréquents voyages, pour me prémunir contre le bruit dans les avions. Avant de les mettre je lui ai posé la question qui s’imposait :
« Pourquoi ? »
« Mets-les donc ! C’est que je ronfle terriblement. »
L’émigration et les années marquent un homme de différentes manières. C’est pourquoi je ne me suis pas étonné, je me suis mis les bouchons dans les oreilles et je me suis endormi paisiblement.
Le matin je me suis réveillé frais, bien reposé et content. Au contraire Larry paraissait brisé, fatigué et mécontent. Qu’attendre d’autre d’un homme qui ronfle terriblement ? Mais pour plus de certitude je lui ai demandé avec prévenance :
« Alors, comment as-tu dormi, cher ami ? »
Larry m’a regardé, curieusement résigné, et m’a dit avec irritation :
« Je n’ai pas fermé l’œil ! Impossible de dormir. Car TU ronfles terriblement ! Et le pire était qu’à cause de tes bouchons d’oreilles je n’avais pas le moyen d’interrompre ton concert de ronflements… »
Traduit par Catherine Hubert
From a book (see in E-book form here) by Gustáv Murín: Le monde est petit – collection of travel stories in bilingual Slovak–French edition, Langues&Mondes–L´Asiathèque Publ., Paris, 2005.