Vous avez probablement éprouvé ce sentiment que l’on a, à un moment précis, lorsqu’on pense qu’on serait mieux n’importe où ailleurs que chez soi, malgré le dicton : « On est bien partout mais on n’est nulle part aussi bien que chez soi. » Les querelles et disputes non seulement politiques mais aussi professionnelles, amicales ou familiales, atteignent une telle intensité que vous devenez prisonnier d’une unique obsession : si on est bien partout, alors pourquoi rester chez soi ? Un tel état d’esprit vous conduit inévitablement à l’idée que seul un face à face avec un tigre de Malaisie, par exemple, pourrait vous redonner la foi et vous convaincre que ce n’est pas chez vous que vous attendent les pires choses de votre existence. C’est ainsi que je me suis enfui …en Malaisie.
Mais il arrive parfois que ce qu’on attend de l’exotisme n’atteigne pas le niveau escompté ou que cet exotisme ne nous comble pas de la manière que l’on avait imaginée. Au lieu de la couleur locale d’un pays arriéré peuplé de cannibales j’ai découvert une civilisation qui dans plusieurs domaines était plus développée, plus généreuse que celle que j’avais laissée derrière moi. L’unique tigre de Malaisie que j’ai rencontré, je l’ai vu au Musée National, empaillé, et il ne m’a pas trop impressionné. On n’en rencontre pas non plus dans les rues de Kuala Lumpur, la capitale; l’espoir qui me restait d’être guéri par une thérapie de choc reposait sur l’excursion dans la jungle malaisienne que l’on nous promettait. Nous l’avons faite à la fin de notre conférence internationale. C’était dans la réserve protégée de Pasoh qui était dédié à des études scientifiques, au cœur d’une jungle qui possède la plus forte densité d’arbres au monde. Un touriste ordinaire ne s’y rend qu’exceptionnellement et, comme nous l’avons appris sur place, un tigre malaisien n’y vient jamais. Ce bout de jungle qui sert de référence est entouré de kilomètres de terres agricoles et d’habitations villageoises. Les organisateurs de notre excursion estimaient cependant assez dangereuse l’ascension que nous voulions faire au sommet de la construction à trois tours faite en duralumin et haute de quarante mètres. Ces tours servaient à étudier chaque étage de végétation de la jungle. Finalement nous n’avons pas eu à signer une lettre de décharge précisant que nous n’avions rien contre un éventuel face à face avec un tigre, mais une attestation beaucoup plus réaliste selon laquelle nous assumerions les conséquences de notre éventuelle chute du haut de l’une des trois tours. J’ai signé le cœur léger et j’ai été le premier à grimper à toute vitesse le long d’une échelle métallique plutôt raide. Bien sûr, je ne me doutais pas qu’en haut, à l’arrivée sur la plate–forme de la tour, m’attendait un petit serpent vert de Malaisie très venimeux. J’ai tout de suite compris qu’il était vraiment possible de tomber de cette tour, même si on se savait (comme c’était le cas à ce moment–là) agile et en bonne condition physique. Je ne pouvais plus reculer car les autres collègues, qui avaient imprudemment signé la décharge indiquant qu’ils n’allaient pas tomber ou alors qu’ils en assumeraient les conséquences, se pressaient derrière moi. Il est intéressant de noter que la première chose qui me soit venue à l’esprit au moment où j’étais confronté à une décision difficile a été de photographier ce dangereux serpent. Peut-être pour offrir un dénouement à l’enquête policière qui allait suivre, au cours de laquelle on chercherait la cause de la chute en chaîne de tout un groupe d’étrangers et où seul l’appareil photo de l’un d’eux donnerait finalement la réponse. J’ai vraiment tenté de prendre une photo mais le résultat a été nul. Sur le fond ménagé par les couronnes vertes des arbres alentour, le serpent était parfaitement camouflé. L’appareil muni de son flash devait aussi me servir de bouclier et j’ai enfin trouvé le courage de me glisser à côté du serpent pour gagner la plate-forme au-dessus de lui. Cette rencontre s’est finalement terminée sans conséquences fâcheuses et les spécialistes du coin ont réagi avec le sourire au bouleversant récit que je leur ai fait de cette aventure. Pour que nous n’ayons pas le sentiment que nous étions à des années–lumière de la civilisation, on nous a distribué à la pause déjeuner des paquets de KFC (Kentucky Fried Chicken) garantis d’origine. C’est ainsi que s’est déroulé, sans grande aventure, mon séjour en Malaisie, jusqu’au dernier jour, alors qu’il ne me restait plus qu’à me baigner dans la piscine de la résidence universitaire, à faire mes valises et à partir à l’aéroport. C’est précisément à ce moment–là, entre la première et la deuxième étape de mon planning de la journée que c’est arrivé !
Pour des raisons qui me sont restées mystérieuses jusqu’à aujourd’hui, j’ai glissé en enjambant un canal de drainage (il faut avouer qu’ils sont beaucoup plus larges que les nôtres, qui ne sont pas sous les tropiques) et je suis tombé si malencontreusement que je peux aujourd’hui encore présenter mes cicatrices comme les conséquences de ma rencontre avec un tigre de Malaisie. En un seul saut raté, je me suis trouvé arraché à l’atmosphère paisible d’une belle journée pour devenir le protagoniste maladroit d’une histoire sanglante. Je vous assure que même les soins très attentionnés d’Elyane, hôtesse de l’air malaisienne, pendant le vol de retour ne m’ont pas fait oublier le pénible sentiment que j’étais un vrai balourd. Chez moi, mon ancien professeur de faculté a essayé de me consoler en me racontant comment il était tombé dans un trou d’égout à Sao Paolo. Un de mes collègues, rédacteur dans une maison d’édition de Slovénie, m’a assuré dans une lettre qu’il avait sur son bureau le manuscrit d’un récit de voyage dont l’auteur avait réussi, en l’espace de cinq ans, à tomber deux fois dans un même trou d’égout quelque part en Afrique. Mais la cerise sur le gâteau est venue de la part du concierge du bâtiment universitaire où je travaille. Il est âgé de 72 ans.
« Ne t’en fais pas pour ça, » m’a–t–il dit avec compassion, « nous avons eu aussi un balourd comme ça dans notre village… »
Ce balourd dans leur village avait réussi dans la première moitié du siècle dernier à se faire appeler « le savant » car il avait fait cinq ans d’école élémentaire et était donc le plus instruit de toute la région. Il avait aussi réussi à acquérir la réputation d’un incroyable balourd car, en allant chercher de l’eau, il était tombé la tête la première dans le puits municipal d’une profondeur de six mètres. Il ne lui était rien arrivé mais sa mère, se souvenant d’une telle honte, secouait la tête, ne pouvant y croire, et jusqu’à la fin de ses jours disait : « Un homme si instruit mais si inutile dans la vie… »
Alors, attention mes amis, en Malaisie le tigre peut être un compagnon dangereux, mais il ne faut pas pour autant sous-estimer les égouts tropicaux !
Traduit par Diana Lemay
From a book (see in E-book form here) by Gustáv Murín: Le monde est petit – collection of travel stories in bilingual Slovak–French edition, vyd. Langues&Mondes–L´Asiathèque, Paríž, 2005.